jeudi 30 décembre 2010

Euphéno

Tout part de cette boite "Blanchard" en noyer veiné du Lot. D'un côté Anthocaris cardamines, l'aurore, le premier papillon du printemps. On le trouve partout.

De l'autre (à gauche) son cousin euphénoides, le même en plus coloré : c'est l'aurore de Provence.
C'est mieux de les voir rassemblés, on comprend mieux leur différence.


Je vais ainsi petit à petit vous montrer ma collection, et vous en raconter l'histoire qui coïncide surtout entre 1969 et 1985 avec nos seize premières années à Montauban puis Arles. J'inclurai le maximum de gouaches d'Anne.
il parait que la femelle à droite a un air un peu...vindicatif ! mais qu'a-t-il donc encore fait ? (à gauche)

Depuis que les éditions Réciproques de Montauban ont publié deux premiers livrets, Anne les illustre comme vous allez le voir.

Allons y avec Euphéno !
http://www.editionsreciproques.org/10html


Le mystère d’Anthocaris Euphenoides

Ou : l’Aurore-de-Provence-du Tarn-et-Garonne

ou comment trouver les papillons l’hiver
avec la carte géologique

Bienvenue aux Piérides !

Grande famille de papillons gracieux. Le type bien connu de nos jardiniers, c’est la Piéride du chou.

Elle résiste à beaucoup d’agressions, et on la voit toujours voler dans les champs de choux bretons, narguant les primeuristes de la côte dorée du Finistère qui, je puis vous le dire, ne l’aiment pas du tout ! C’est dire si, vu les traitements anti-insectes que subissent les choux bretons, ce papillon résiste à tout !

Notre propos d’aujourd’hui est de vous parler d’une piéride particulière. Elle nous intéresse parce qu’elle vit dans le Tarn et Garonne ; certes elle y vit, mais, comment dire…elle ne devrait pas y vivre, car nous ne sommes pas en Provence ! Or, il s’agit bel et bien de l’aurore de Provence ! Les spécialistes disent en latin : Anthocaris euphenoïdes !

avant que R.Blanchard me construise ses boites en noyer, j'achetais comme tout le monde
des boites en carton chez Boubée. Celle-ci est l'une des toutes premières d'une collection
commencée en 1970 !
On ne peut parler papillons sans se référer à l’étymologie, donc en voici un peu. Le grec anthos signifie : fleur. Et kharis, c’est la grâce. La grâce des fleurs ! Astuce : nos papillons ont-ils la grâce des fleurs ? Ou bien rendent-ils grâce aux fleurs en les visitant ? Les scientifiques se posent la question. Bon. (Ils cherchent). Dans le système binomial de Linné, (Carl von Linne 1707-1778 est un suédois célèbre, et il aurait eu le prix Nobel s’il n’était pas né aussi tôt ! Il a passé sa vie à nommer les êtres vivants, en proposant entre autres de leur donner au moins deux noms, comme nous d’ailleurs qui avons un nom et un prénom. Lui c’est l’espèce ; et le genre). Il arrive souvent que, chez les lépidoptères, le nom du papillon, précède le nom de la plante sur laquelle vit la chenille. Tout cela en latin !

Exemple : chez nous le premier papillon du printemps, l’Aurore, du latin Aurora, désigne l’Anthocaris Cardamines : la grâce des fleurs … de cardamines, les cardamines étant des crucifères. Les crucifères ont quatre pétales en croix (d’où le cruz). Entre parenthèses, avoir fait du latin voire du grec facilite la vie de l’entomologiste, et dans la culture dite classique, on voit bien que tout était lié. Nous sommes bien loin de l’écriture S.M.S...

L’aurore normal, l’aurore « de base » a le fond des ailes blanc, et des taches orange au bout des ailes antérieures. C’est le premier papillon du printemps. Il vole tous frais en bordure des sous-bois, au-dessus des cardamines, qui viennent d’éclore, et offrent leur parure violette aux fossés.


Mais l’aurore qui nous intéresse, a une différence essentielle : le fond des ailes n’est pas blanc mais d’un beau jaune citron ! Avec la fameuse tache orange au bout des ailes antérieures. Son nom commence par le même Anthocaris ; mais le premier  a pour « prénom » : cardamines ; Le second euphenoïdes !

Les Anglais, toujours pratiques, désignent tout ce monde par orange tip, parce cette tache orange colore toujours les apex des ailes antérieures des mâles. On les voit de loin, au printemps.

Si Linné a été logique,  Euphénoïdès doit désigner une plante ?

Or nous savons (par la littérature) que la plante-hôte est Biscutella laevigata, la biscutelle lisse, car il existe plein d’autres biscutelles. La biscutelle est aussi la lunetière. Parce quelle évoque une paire de lunettes. Biscutella évoque plutôt des écus. De la famille des crucifères comme la cardamine, ses petits fruits forment des disques, des siliques plus précisément. Vous commencez à comprendre : vous avez vu des siliques quelque part…Bingo ! Dans le salon de la grand-mère, il y a un pot rempli de fleurs séchées. Et ce sont justement de grandes siliques ! Des siliques de Monnaie du Pape généralement (lunaria annua). Jamais vous n’aurez fait autant de latin !


Vous saviez quand-même que les crucifères sont des Brassicacées ? Et que, Astérix est là pour en être témoin, les brassicacées sont tout bêtement des choux ? Les choux sont mangés par la chenille d’une piéride, la piéride du chou fort justement. Ça y est, on a fait le tour !

Donc Euphénoïdès n’est pas la plante. Si l’on en croit le célèbre dictionnaire latin de notre enfance de Félix Gaffiot, il s’agit du génitif du nom d’une des filles de Danaüs : Euphéno ! Vous savez qu’on est en plein drame : Danaüs, roi d’Argos en Grèce, était le père de cinquante filles ! Les Danaïdes ! Egyptos, son frère jumeau, plus tard roi d’Egypte,  avait voulu leur faire épouser ses cinquante fils qui étaient donc leurs cousins germains. Danaüs consentit contraint-forcé, devant la pression militaire d’Egyptos, faisant promettre aux filles en question qu’elles trucideraient leur mari la première nuit de leurs noces ! Pour Euphéno : Hyperbios par exemple. Mais il y a aussi Eurydice : Drias. Clio[1] : Asterias…etc…Cet horrible projet fut scrupuleusement exécuté avec une épingle à cheveux, (donc quarante-neuf épingles à cheveux), seule Hypermnestre épargnant son mari Lyncée qui avait respecté sa virginité. Pour punir ces criminelles épouses, Zeus les précipita dans le Tartare et les condamna à y remplir pour l’éternité un tonneau sans fond.

Alors parler de «la grâce de la fleur d’Euphéno » est peut-être un peu exagéré !

Linné à l’époque devait être faiblard en étymologie, il ne bénéficiait pas comme l’auteur d’internet qui permet de tout savoir sur tout (ou presque).


Mon histoire avec l’Anthocaris euphénoïdes commence à Montauban, dans les années 1970 , quand il pleuvait et comme on avait  vu dix fois le violon d’Ingres, on allait avec les enfants visiter le Muséum d’Histoire naturelle, pour voir l’éléphant empaillé qui nous accueillait à l’entrée. Moi je me ruais sur la collection de papillons, et y découvrais des merveilles. Notamment des papillons qui étaient là alors qu’ils n’auraient pas dû y être. C’est tout l’intérêt des inventaires auxquels procédaient nos ancêtres : ils notaient leurs prises, les publiaient pour l’éternité, et on y trouve un recensement des espèces existant alors.[2]

Je tombe sur l’Aurore de Provence, nom familier donné à l’Aurore, le même que chez nous avec les orange tip anglo-saxons. Je vous ai dit tout à l’heure que le fonds des ailes n’est pas blanc comme cardamines, il est tout jaune ! Un beau jaune vif, en accord parfait avec l’orange du bout des ailes  antérieures. Toujours ces coordinations de couleurs  parfaites chez les lépidoptères !

Un papillon dans une collection doit être identifié ; on dirait aujourd’hui « tracé ». On lui mettrait presque un code-barres ! Traditionnellement, on troue une étiquette en utilisant l’épingle fine qui traverse le corps, et on doit écrire au minimum la date, le lieu et l’altitude. Je lis : Bruniquel, ou Saint-Antonin.

Villages bien connus du Tarn-et-Garonne. L’homme préhistorique déjà s’y plaisait, et y a laissé des propulseurs en os de rennes célèbres, dont on trouvait avant l’incendie des copies authentiques chez Deyrolles 46, rue du Bac, en février 2008, avant l’incendie. Je lis dans le Figaro de ce samedi 10 octobre 2009 que le magasin Deyrolles a été entièrement reconstruit, le cabinet de curiosités compris.  Et même les tiroirs vitrés en  bois précieux qui contenaient les papillons refaits et re-remplis. Merci au propriétaire, le Prince Jardinier de Broglie !

Anthocaris Euphenoides est bien connu en Provence en effet, sur la côte méditerranéenne, de Nice à Port-Vendres, mais à Bruniquel ou Saint-Antonin, on en est bien loin !

Comment on fait alors pour aller le trouver ?

La littérature dit que la chenille vit sur la Biscutelle. Cherchons la biscutelle !

Commence la chasse à la biscutelle : ça ne pousse pas n’importe où, il doit y avoir des repères, des types de sols, des cartes pour savoir ça…. ?

Voilà comment on en arrive à chasser les insectes en s’aidant de la carte géologique !

La carte de la végétation mentionne en langage chiffré : « cv4.-cv.-cpu 5 à 8 » ce qui signifie en langage (presque) courant garrigue et lande-garrigue à thymus vulgaris etc… On pourra toujours ramasser du thym pour faire des grillades !

Poussé par ces indications convergentes et, il faut bien le reconnaître, par cet espèce de flair, apanage du véritable chasseur, sorte d’intuition de la symbiose « plante-milieu », je me rends le 18 avril 1971 à Cazals, ou plutôt en face, de l’autre côté de l’Aveyron, dans un site que pare de tous les attributs de l’ère industrielle un casseur de pierres connu, dans un lieu délicieusement nommé Combe de Bouyssette, où ne coule plus aucune rivière depuis longtemps pour la bonne raison qu’on est en plein calcaire.

Le paysage est caractéristique : une gorge étroite, entourée de cônes de cailloutis calcaires. Des prunelliers en fleurs, une exposition en plein sud. Du buis. Le fameux thymus.

Il a fait un orage épouvantable la veille avec des chutes de grêle. Mais le temps ce jour-là est dégagé, le ciel serein, et le soleil s’époumone à briller.

Il est dix heures quarante cinq, et en une demi-heure apparaissent brusquement, surgis du chemin sans que l’on puisse voir d’où ils viennent, huit mâles tout frais.

Même chose le 24 avril suivant où, évidemment sur les lieux dès 10 heures pour voir se répéter le phénomène, j’essuie une tempête de grêle et, dans la seule brève accalmie de la matinée, je prends un mâle intact, seul papillon de la journée.

Une douloureuse incertitude étant levée sur les ressources de St-Antonin, il est urgent de sonder Bruniquel, la saison s’étant avancée.

Guidé par M. Paul Rey (agrégé de l’Université et auteur de la fameuse carte de la végétation), je me rends tout naturellement à Noual, épicentre du fameux cpu7, sorte de plateau désolé, couvert de genêts, de chênes rabougris, entre Puygaillard et Bruniquel.

Point ne vole hormis quelques Colias.[3]

Les papillons, c’est comme les antiquités : on ne trouve jamais ce qu’on recherche. Et quand on est sur le terrain, il faut s’adapter à la situation et improviser !

J’ignore si vous avez suivi très, très attentivement, mais on n’a encore vu voler aucune femelle !

Elles sont très différentes du mâle, car sans jaune. Et sans orange. A vrai dire, elles sont davantage spécialisées dans le camouflage, et refermées, on ne voit d’elles que le dessous. Plus précisément comme elles rentrent les ailes antérieures dans l’étui que forment les postérieures, on ne voit plus que le quart de la surface alaire du papillon, les postérieures étant par surcroît striées de fines rayures vertes sur fonds blanc. On ne voit donc pas grand chose sauf sous l’orage de grêle, à tomber dessus quand, stoïques, elles résistent en s’accrochant à leur petite tige. Elles volent peu (toujours l’effet phéromones) et comme elles sont précieuses pour la reproduction, le chasseur se doit de les épargner ! [4]


Maintenant vous allez me dire :

-« et la Biscutelle dans tout ça ? et le fameux raisonnement logique ? »

Il faudra attendre l’année suivante ! Quand on la reconnaît, on s’aperçoit qu’il y en a partout ! Enfin presque. Et en particulier à l’endroit le plus évident : sur les bas-côtés de la D174 où elle ne sera coupée, grâce aux soins diligents des oranges épareuses de l’administration chargée des routes, que deux mois plus tard.

Chercher œufs ou chenilles dans les stations où la plante est abondante est illusoire : il est beaucoup plus facile de procéder aux premières investigations dans un endroit où espèce et nourriture sont rares : en trouvant la plante, on a beaucoup plus de chances de trouver la chenille (à condition d’opérer à la bonne période). Permettez moi une digression : un pêcheur de truites s’identifie à une truite pour la pêcher : il parcourt la rivière, repère un remous, un abri proche, et se dit que s’il était truite, il se cacherait à cet endroit, à l’affût, pour capturer un vairon. Même chose pour un chasseur, qui va tenter de penser comme le faisan, pour imaginer sa cachette, et la trajectoire de son vol pour bien le tirer ! Et bien un vrai chasseur de papillons peut, et doit devenir papillon à son tour. Dans notre cas, il faut plus précisément qu’il s’identifie à une femelle, pour imaginer où il pourrait bien pondre, pour transmettre sa descendance dans les meilleures conditions de survie : repérer la bonne plante. Pronostiquer la longévité de la dite plante. Et la quantité de nourriture possible, en fonction de quoi « on » pondra un seul ou plusieurs œufs. [5]

Seconde remarque d’ordre technique : la chenille ne se trouve pas comme on pourrait le croire au pied de la plante où pousse pourtant la rosette de feuilles les plus charnues, mais sur les inflorescences, où elle dévore d’ailleurs les siliques jaunissantes qui ont donné son nom de lunetière à la Biscutelle.

1973 (vous voyez s’il faut être têtu) concrétise sur le terrain la somme de ces deux théories : le 16 juin, à l’extrême limite des délais, la première bête, pointillée, tachée de jaune et de bleu. Elle se chrysalide aussitôt, une chrysalide d’un beau vert, soulignée d’un liston blanc, suspendue par sa ceinture de fil. Elle ressemble comme une goutte d’eau à une petite branche adjacente, toujours l’obsession du camouflage !


On met les stations sur une carte, on retrouve cpu7. On finit par dresser la carte des biotopes de la pénétration d’Euphénoïdès dans le Lot.  Vaut mieux faire ça avec des copains, ce qui légitime la démarche de Noé conservation.

Il y a encore de la marge pour faire le lien avec la Côte d’Azur.

Il faut chercher….
….la Biscutelle !


[1] Vous notez que l’étymologie aide à nommer pas seulement les papillons
[2] C’est le cas de Léon Lhomme qui a dressé l’inventaire des papillons du Lot en 1938.
[3] Ce sont d’autres piérides mais on pratique no kill ce jour-là !

(4)ce sont des hormones, émises par la femelle pour attirer les mâles. Ces derniers patrouillent ainsi en permanence, le nez à l’affût du conjoint espéré.
(5)Si vous y réfléchissez attentivement, le chasseur de papillons doit avoir des capacités fabuleuses d'acteur, pour jouer ce genre de rôle de composition!