lettre à Saint-Ex
A force de raconter les histoires de Zeus, je finirais par me prendre pour Dieu.
Vous savez, quand on veut comprendre comment marche un objet manufacturé par l’homme, le mieux est d’essayer d’en réaliser la maquette. D’abord cela vous oblige à dessiner un plan, donc de trouver les dimensions en 3 D, puis de diviser par l’échelle. Et il faut comprendre comment ça marche, donc démonter et reconstituer les mécanismes. Et puis il faut plier, former, coller la matière en exécutant les plans. La matière préférée des débutants est le carton ; parce-que ça se coupe bien. Pour les modélistes traditionnels, c’est le laiton qui se soude bien. Pour les modélistes contemporains, ils utilisent comme dans la réalité les matériaux composites, dont le carbone, parce qu’ils sont légers et se soudent avec des résines époxy.
Moi j’en suis à réinventer les jouets automobiles Citroën. André Citroën les a conçus à partir de 1922, en fabriquant de petites séries à l’échelle du 1/7°, ce qui donne pour une limousine une dimension de plus de cinquante centimètres : c’est gros et peut facilement être tellement détaillé qu’on dirait une vraie voiture. Mon matériau préféré est le laiton, dont l’emploi aboutit à des finitions de peinture laquées identiques au vernis des vieilles voitures. J’en suis en ce moment à créer un prototype des auto-chenilles de la croisière jaune, conçus par les ingénieurs Kégresse et Hinstin en 1930. Vous me direz : « quel rapport avec les papillons ? ». Eh bien : je dois leur construire des caterpillar, et ça me permet de comprendre comment se déplace une chenille !
Des objets inanimés mais mécaniques, aux êtres vivants il n’y a que la différence de l’intelligence artificielle, et construire un robot est naturellement tentant ! Ma voiture, j’aimerais bien qu’elle ait un détecteur d’obstacles. Quand elle le sentirait à distance, elle rechercherait toute seule un itinéraire dégagé. Bref j’aimerais qu’elle se comporte comme un aspirateur-robot qui vous tient la maison propre pendant votre absence, en ne quittant une pièce que quand il l’a aspirée de fond en comble. C’est comme ça que j’ai construit mes caterpillar : j’ai acheté des pièces de robot, créées pour les étudiants canadiens, et ressemblant en modèle réduit à l’engin qui a véhiculé les premiers hommes marchant sur la lune.
Construire un engin qui roule sur le sol est bien. Il est cependant contraint par les forces de la gravité à rester cloué par terre. Il y a mieux comme pouvoir voler comme le rêvait Icare. J’ai comme tout le monde partagé ce rêve, et ai commencé à prendre mes premières leçons de pilotage à salon de Provence, quand nous habitions Arles. En réalité, mon souhait latent était d’en profiter pour contempler de haut le territoire dont j’avais la charge. Et j’ai souvent profité de circonstances climatiques défavorables, des inondations de la Crau ou des ruptures de la digue à la mer en Camargue, pour me faire affecter un avion ou un hélicoptère par la Protection Civile , au motif de faire l’expertise de tel ou tel dommage survenu à un canal d’irrigation. Ou à une digue… voire à repérer des endroits propices à la présence d’aristoloche susceptibles d’héberger des Thaïs, mais ça je me refusais de l’avouer à quiconque !
Quand j’était en charge de la Haute-Garonne à Toulouse, je disposais des forces de l’Office National des Forêts, pour la R.T .M qui signifie Restauration des Terrains de Montagne.
On n’y fait pas attention, mais si on ne veut pas que les talus des routes escarpées de montagne s’écroulent sur les voitures, il faut créer des ouvrages particuliers, des gabions, des terrasses ; des renforts ; des palissades de pieux, pour canaliser les torrents et contenir les futurs éboulis ; c’est comme cela qu’au dessus de Luchon, la ville est protégée par le barrage de Castelvieil, qui doit être toujours vide pour contenir les écoulements dus à la solifluxion des alluvions qui sont au-dessus, et menacent en permanence de s’ébouler ce qui serait embêtant pour les maisons construites dessous ! Tel les écuries d’Augias, il faut le vider en permanence pour que vide, il puisse jouer son rôle.
Comme pour amener le ciment sur les chantiers le plus simple est de les convoyer par hélicoptère, j’ai pu passer quelques heures à prétexter des repérages. Et j’ai réalisé un rêve : faire l’ascension du Port de Venasque au-dessus de l’Hospice de France. En automne avec les couleurs sublimes de la forêt pyrénéenne en cette saison. Et, porte déverrouillée, le buste à l’air, voler en rase-mottes jusqu’au sommet. Souvenir d’une ballade à pied quand j’avais sept ans, et que mon père nous avait fait faire cette excursion, accompagné d’un chien Patou berger des Pyrénées qui nous avait pris en affection !
Aujourd’hui, la miniaturisation des moteurs électriques leur permet de tourner à toute vitesse pour entraîner une hélice. Et la miniaturisation des accumulateurs au lithium rend possible d’embarquer sur un engin volant une source d’énergie. Les chinois s’en mêlant, nous exportent à bas prix de petits hélicoptères ravissants, ressemblant de loin à un gros bourdon. Ils sont télécommandés, et vous pouvez faire peur à toute la famille, en lui faisant croire qu’un coléoptère modifié génétiquement vient d’entrer dans le salon, et qu’il va coller à tout le monde le virus de la chikung gougna, alors qu’il s’agit seulement d’une espèce de drone. Mais quelle technologie il y a là dedans ! On nous prédit d’ailleurs des engins qui vont reproduire le vol d’une libellule, voler en stationnaire, reculer, et là ça va être extraordinaire !
Alors je me suis dit que je devais créer à mon tour un papillon.
Et je me suis demandé comment Dieu ferait.
(Comment en réalité il s’y était pris.)
J’imagine que Dieu a un réseau de relations gigantesque. Comme il est Dieu, il peut plus qu’un Préfet encore réquisitionner les ressources matérielles et immatérielles qui l’arrangent. J’ai pu souvent observer comment s’y prenait un Préfet. Il n’y a pas d’obstacles financiers vu que c’est l’Etat qui paie. Et que quand il n’a plus d’argent l’Etat emprunte ; il n’y a d’obstacles que techniques et organisationnels. « Quand on veut on peut », et comme disait André Citroën lui-même : « quand l’idée est bonne, l’argent n’est jamais l’obstacle pour la réaliser »
Alors Dieu (je suppose qu’il n’y connaît rien en technique : l’époque n’est plus aux Ingénieurs, mais aux avocats). Ou mieux, aux anciens de l’Ecole Nationale d’Administration. Quand on veut trouver des techniciens, on les réquisitionne. J’imagine que Dieu sort forcément de l’ENA ?
Dieu va donc chez Dassault Systèmes. C’est une entreprise créée par Dassault aviation. Et elle articule son offre logiciel autour de marques spécifiques à chaque grand domaine applicatif de son marché. Cette stratégie s'est à l'origine structurée autour des deux produits initiaux de l'éditeur, CATIA pour le monde de la CFAO et ENOVIA pour le monde du VPM. Elle a par la suite été renforcée au cours des différentes acquisitions du groupe. La distribution reste assurée par IBM grâce à un partenariat datant des premières années de la société. Ce partenariat a fait l'objet d'une redéfinition en janvier 2007.
J’ai peur que vous n’ayez rien compris. Pour moi, avoir CATIA à disposition est de disposer d’un ordinateur géant, travaillant en réseau, capable de conception assistée par ordinateur (CAO). C’est grâce à lui qu’Airbus a construit le 580 ; on lui fait réaliser des papillons en trois dimensions ; et il calcule lui-même les formes optimales, pour le vol. Pour la résistance des matériaux. Pour l’entretien futur (on dit la maintenance). Pour le coût (il faut que ça coûte le moins cher).
Vous savez que c’est précisément comme ça que des retraités de Dassault, ont participé au succès de l’hydroptère qui est le catamaran ayant la première fois battu le record de vitesse sur l’eau de 100Km/heure : il ne flotte plus, il vole ! Et il s’affranchit pour la première fois du frottement énorme de l’eau sur une coque, bien plus fort que le frottement de l’air !
C’est avec eux que je dois construire mon papillon artificiel !
Je vais commencer par les ailes.
Et survient alors une simplification : il y en a quatre, mais la nature a simplifié les choses, en créant une symétrie parfaite. Deux identiques mais inversées, de chaque côté d’un axe central. Dans l’axe central, on y viendra tout à l’heure, il y a la carlingue, qui abrite les fonctions vitales : pilotage artificiel ; réserves énergétiques ; bouffe embarquée ; ordures ménagères ; et bien sûr le moteur.
Donc on n’a plus qu’à inventer deux ailes, une à l’avant, une à l’arrière.
On va faire le plus léger possible : une lame, rigidifiée par des nervures. Ces nervures, l’ordinateur va nous être précieux pour les dessiner, de manière à ce que les ailes soient bien rigides. Résistent aux intempéries, et au soleil. Et aux oiseaux qui vont tenter de les bouffer.
Le résultat d’heures et d’heures de calculs, je vous en passe et des meilleures, est une lacune centrale allongée, renforcée à l’avant par un lacis resserré. Et sur le côté, une trame plus lâche faite de parallèles. Dans le coin, tout se rejoint, au point crucial de la charnière avec la carlingue puisque les ailes sont non seulement porteuses, mais motrices. Dans les avions, on a simplifié en inventant l’hélice ! Ici, le moteur central fait battre les ailes (d’où l’expression : un battement d’ailes), ce qui complique la mécanique, mais on ne peut faire autrement, ce que Dieu a fait on doit pouvoir le refaire !
Comme un bon dessin vaut mieux que toutes les explications du monde, le mieux est de vous faire voir et ça donne ceci :
Pour l’aile arrière, on a décidé (après des heures de palabres avec le bureau d’études qui ne voulait pas mais il s’est finalement plié à l’arbitrage de Dieu) de faire un avion qui puisse planer, comme un planeur. Et pour la stabilité du vol, de lui mettre des queues. Vous aurez remarqué qu’un cerf-volant a des queues ? Une queue pour commencer, on verra bien après si dans les modèles successifs, on en ajoutera deux ou davantage pourquoi pas ?
C’est allé beaucoup plus vite, car on savait qu’il était optimal de créer un ovale central. Et de là, de faire partir des renforts (j’oubliais qu’on les nommait des nervures). Dassault était un peu agacé, car tous ses ordinateurs tournaient jour et nuit. Il fallait payer des heures supplémentaires aux Ingénieurs, et certains comme à France-Télécom menaçaient de se suicider. Alors il a fallu faire appel aux Ingénieurs indiens, qui eux n’avaient aucune répugnance à travailler le dimanche vu que ce n’est pas jour férié chez eux. On a donc fini par y arriver sauf que Dieu a l’habitude de tout obtenir sans payer. Et que faire tout ça gratos était certes excitant, comme de créer un avion nouveau par exemple. Sauf que là ça ne servait strictement à rien. Et que ces recherches sans budget, c’est terrible, car qui paie ?
Dieu étant ce qu’il est, n’indemnise jamais personne !
Et voilà l’aile arrière !
Quand on a terminé les ailes, on s’est aperçu que les ennuis ne faisaient que commencer. On avait quatre extrémités d’ailes, et il fallait les faire entrer dans la carlingue, et remplir celle-ci de tendeurs, de muscles juste aux extrémités, pour obtenir le fameux battement vertical, de bas en haut. Quand on dit ça c’est pire en réalité, car il faut qu’il y ait du jeu : le freinage par exemple, les virages ensuite, ne peuvent s’obtenir qu’en faisant jouer différemment les muscles en question, et je puis vous assurer que c’est d’une complexité infinie.
Mais c’est l’intérêt de disposer d’intelligences multiples. Et les Indiens qui sont des cracks en informatique ont été vraiment super, et ont fait les plans des muscles nécessaires, finalement moins compliqués qu’on pouvait craindre. Les muscles en question ont été sous-traités aux chinois, toujours eux, parce qu’ils ont l’habitude des micro-mécanismes, et qu’ils ont des prédispositions pour faire voler les cerf-volants, alors on a voulu leur faire plaisir. Je ne veux pas savoir s’ils ont récupéré des boyaux de chats et chiens comme matière première. Ou pire encore !
Les muscles ajustés, le reste devenait routine : pour l’alimentation, on avait l’habitude chez Dassault du ravitaillement en vol, et on a immédiatement adapté un système de tuyau enroulable qui a fait office de trompe. L’évacuation des déchets par un intestin artificiel a été transposé des machines utilisées dans les hôpitaux. Pour faciliter la motricité, on a rangé le tout dans un système extrapolé des bateaux en caoutchouc de la marque Zodiac, avec des boudins comme un Zodiac justement.
Et il n’est plus resté que les organes des sens. Pour la symétrie, on a mis deux caméras de surveillance classiques, avec des facettes pour obtenir une vision à 360° mais ces dispositifs étaient devenus courants et on s’est contenté de modèles du commerce. Pour les pattes, on a transposé des pinces de crabes et autres crustacés qui sont efficaces pour le tout terrain et s’accrochent à tous les supports dans toutes les manœuvres au sol et les atterrissages. Et comme intelligence artificielle, Dassault disposait d’ordinateurs primitifs qu’il a recyclés sans que Dieu (qui n’est pas technicien je vous le rappelle) y voie que dalle !
Et on a créé le premier papillon artificiel. On a nommé ce modèle Papillon Version 1, soit V.1 en abrégé. Il n’avait pas encore d’organes reproducteurs car l’essentiel était qu’il volât. On a procédé aux premiers essais en le lâchant en l’air depuis un hélicoptère. Et il est redescendu aussitôt en planant comme un vrai planeur, il était bien équilibré, tous les modélistes même débutants savent faire ça.
On a fait jouer la télécommande, et il a basculé à droite, faisant des ronds (une vrille disent les aviateurs) pour atterrir là où l’on voulait. Batterie rechargée, un battement d’ailes, et il est reparti.
Bingo, je suis Dieu, j’ai créé un papillon !
Oui, je sais, ça c’est la version du tout début : je n’ai pas l’autorisation de vous donner la photo du modèle actuel, Dassault ne veut pas qu’on fasse de la pub avant d’avoir les ultimes brevets !
Il avait au moins deux inconvénients majeurs : aucune typicité pour être reconnu comme un modèle Dassault. Et pas de fonctions sexuées, pas de capacité à se reproduire, donc aucune fonction lui permettant d’obtenir le logo « durable » indispensable dans une société écologique.
Alors on est allé voir une sexologue. Elle a d’abord cru que j’avais (elle ignorait qu’elle parlait à Dieu) des problèmes de couple. Non. Puis elle a cru que j’avais des problèmes d’érection ! (Dieu m’en garde…). Non : je voulais seulement un avis professionnel. J’avais décidé de sexuer les sexes. De créer des mâles et des femelles. J’ai longuement hésité : j’avais une machine volante. Un peu anonyme et simpliste, mais bon !
Je voulais qu’elle se reproduise. La facilité était de ne faire que des femelles, et d’imposer la parthénogenèse. Les femelles ne faisaient que des femelles. Et toutes faisant des femelles par parthénogenèse, l’univers des femelles devenait majoritaire, et elles ne risquaient pas d’être détrônées par une quelconque espèce concurrente…
Je m’y connaissais en matière d’évolution ! J’avais lu Darwin !
Si l’on inventait les mâles, (qui ne serviraient en pratique à rien sauf d’apporter un bout de patrimoine génétique), on n’avait que 50% de femelles à l’arrivée certes. Mais les mâles apporteraient de la variété, et on a vu que la variété c’était la richesse de la vie.
Puisque comme le répète Edgar Morin : « tout organisme qui ne se régénère pas dégénère » !
Alors j’ai choisi la reproduction sexuée, comme l’aurait fait Dieu lui-même dans sa grande sagesse. Du moins si l’on croit qu’il est le grand architecte de l’Univers, mais moi je n’ai trouvé personne d’autre ! Et vous voyez, j’essaie ! Et pour que ça marche entre les sexes, il faut que les femelles attirent les mecs. On n’y échappe pas ! Donc qu’elles offrent quelque chose d’irrésistible : la beauté certes. Mais quelque chose de plus encore : des sensations extraordinaires. Oui, des sens qui soient excités : la vue (la beauté). L’odorat (des parfums capiteux). Et un déclic physique et mental : l’orgasme … nous sommes chez les papillons !
Dassault Systèmes a été à nouveau réquisitionné (je suis Dieu ou pas ?). Il a inventé les phéromones, en sous traitant à Lagerfeld. Ca je ne l’ai appris qu’après, qu’ils avaient mis le Channel numéro 5 comme étalon dans des parfums qu’ils ont nommés phéromones. Il a fallu inventer des émetteurs chez les femelles, sortes de pulvérisateurs utilisés dans la parfumerie, c’était facile. Et des récepteurs chez les mâles, des capteurs spéciaux genre nez comme ceux dont disposent les goûteurs de grands vins dans les caves de Bordeaux. J’ignore qui a eu l’idée de positionner ces capteurs au bout d’une tige flexible orientable fine comme des moustaches de chats. Plus tard on a généralisé les antennes de télévision mais c’est à cette occasion qu’elles ont été inventées !
Et on a couru les désigners, car que le papillon vole était bien. Mais vous savez qu’un objet réussi doit flatter les yeux, ce qu’on appelle généralement l’esthétique doit être conçu par un désigner. Comme Starck qui est maître en déco, ou Jacques Garcia qui vient de livrer la Mamounia nouvelle formule à Marrakech.
Et ça a donné ça !
Ca fait galerie d’art New-Yorkaise comme dans les films de Woody Allen.
On a tenté de faire des yeux pour faire joli, et aussi pour faire peur.
Je ne sais pas pourquoi, ils sonnent faux ces faux yeux !
Je ne suis pas si content que ça, comme quand on a gagné en ayant triché.
Alors on a changé de formule, et on a pris un peintre dadaïste avec un cahier des charges précis pour que ça ressemble à un Machaon sexué.
Et ça a donné ça !
(une boite à papillons sans couvercle vitré,
ça existe en vrai !)
N’est pas Dieu qui veut !