jeudi 6 janvier 2011

Alexanor

à l'époque de l'argentique, c'est de cette manière que l'on créait des blog3D : de petits tableaux assez épais pour inclure un vrai Alexanor ; une photo d'accouplement sur les centranthes des Hautes-Alpes ; la chenille sur le Ptychotis du Mont-Ventoux, et un peu de Malicorne pour rêver.....

et fier de ma photo d'accouplement, je l'ai protégée dans un sous-verre d'où les reflets...!


derrière on devine les emballages du déménagement de Toulouse, mars 2007 !

et voici ma boite habituelle, avec la fameuse photo, et les chrysalides à la forme si caractéristiquement "écrasée" !

Alexanor, fils de Machaon

Comme nous retournons aux Papilio par qui nous avons commencé avec Machaon, nous sommes tenus de poursuivre le fil d’Ariane de nos recherches d’étymologie.

Le fil nous conduit à Esculape, Asclepios en grec, le dieu de la médecine. Fils d’Apollon, il meurt foudroyé par Zeus pour avoir ressuscité les morts, avant d’être placé dans le ciel sous la forme de la constellation du Serpentaire. Le serpent qui s’enroule autour du caducée, le bâton de l’ordre des médecins. Son principal lieu de culte est à Epidaure, où il guérit les patients par incubation. Il est invoqué dans le serment d’Hippocrate, aux côtés de son père Apollon et de ses filles Hygie et Panacée (universelle j’ai succombé). «En présence des maîtres de cette école et de mes chers condisciples et selon la tradition d'Hippocrate, je jure et je promets d'être fidèle aux lois de l'honneur et de la probité dans l'exercice de la médecine…. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies, je ne provoquerai jamais la mort délibérément… Que les hommes et mes confrères m'accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses  » Il est l’ancêtre mythique des Asclépiades, médecins dont Hippocrate est le plus illustre membre.

Si l’on en croit Pausanias, décrivant la Corinthie à l’époque, « Alexanor, est le fils de Machaon, lui-même fils d'Esculape. Etant venu dans la Sicyonie, il bâtit à Titanè un temple à Esculape. Ceux qui habitent les alentours du temple, sont pour la plupart des gens qui viennent implorer l'assistance du Dieu ; des cyprès très vieux ornent l'intérieur de son enceinte. On ne sait pas de quel bois ou de quel métal est la statue du Dieu, ni par qui elle a été faite, à moins qu'on ne l'attribue à Alexanor lui-même ; le visage, les pieds et les mains d'Esculape, sont tout ce qu'on en voit, le reste est caché par une tunique de laine blanche, que recouvre une robe. Il en est de même de la statue d'Hygiée : à peine aussi la peut-on voir, tant elle est couverte de cheveux offerts par les femmes qui se les coupent en son honneur, et de bandes d'étoffes de Babylone. Quelle que soit la divinité de ce temple dont on implore la faveur, il faut adresser des prières à celle qu'on nomme Hygiée. A l'égard d'Alexanor et d'Evamérion dont les statues sont aussi dans le temple, on sacrifie au premier comme à un héros, après le coucher du Soleil, et à Evamérion comme à un Dieu. »

Quand Esper nomme le papillon Alexanor en 1800, on voit qu’il était logique de  prendre le nom du fils de Machaon, frère de Podalirius comme on l’a vu plus haut. Il reconstituait ainsi une « famille », en se référant toujours à la mythologie grecque. A-t-il choisi des médecins à dessein ? Ca ne paraît pas évident.

La plante-hôte de la chenille est Ptychotis saxifraga, une apiacée qu’on croirait une ombellifère comme la carotte, dont la racine encore une fois grecque du nom signifie littéralement pli-oreille (ptyche c’est pli ; otis d’où vient l’otite c’est oreille), en référence à la forme des pétales repliés en forme d’oreillettes. Saxifraga signifie littéralement « qui casse les pierres », c’est dire si cette plante est typique des milieux dégradés caillouteux. On la trouve dans les zones rocailleuses, calcaires, jusqu’à l’altitude de 2000 mètres. Elle est commune le long des chemins escaladant le mont Ventoux.

Quant aux anglais, toujours pragmatiques, ils nomment ce papillon inconnu de leurs îles britanniques Southern swallowtail, pour bien insister sur le fait qu’on le trouve abondant en Grèce et dans le pourtour de la méditerranée.

De loin, ça ressemble à un machaon par le port, la couleur générale, les queues d’hirondelle. Mais ce sont les barres noires qui sont différentes, simplifiées dans leur dessin, plus contrastées. Il paraît qu’il n’existe pas de dimorphisme sexuel, mais les femelles sont bien plus grandes, le corps plus corpulent.

Le grand ami de l’Alexanor, c’est paradoxalement la DDE. Au moins dans un premier temps. Il n’est pas de routes aux bas-côtés régulièrement décapés, ni de carrières en pleine exploitation, ni de lieux divers altérés par l’homme, qui ne lui soient favorables.


On l’aura compris, l’Alexanor est un papillon de milieu dégradé.  Il suit en cela les préférences de sa plantes nourricière. Cette plante squelettique, bisannuelle stricte, ne vit en effet que dans les lieux régulièrement remués. Et toute colonisation végétale, même faible, la fait disparaître irrémédiablement jusqu’au prochain bouleversement du sol.
          
A l’état naturel, les deux espèces, le papillon et sa plante hôte, sont étroitement liées aux pierriers mouvants de faible granulométrie et aux rivières dont les crues périodiques décapent des berges. L’extension des routes et des pistes de montagne leur a offert un nouveau milieu à coloniser, au point que l’essentiel des populations s’y concentre aujourd’hui.

Hors de ces lieux, pas de Ptychotis, donc pas d’Alexanor. La plante arrive, le papillon s’installe. Elle disparaît, victime des plantes voisines, le papillon cherche ailleurs meilleure fortune. Qu’un entomologiste l’observe et qu’il retourne quelques années plus tard au même endroit, il ne le trouvera plus et se perdra en vaines conjonctures sur cette disparition inexplicable :  pourtant, l’endroit n’a pas changé, les lavandes qu’il butinait sont toujours là et pareillement les chardons et les centaurées. Mais la disparition d’une seule plante, la sienne, a suffit à l’éloigner du site.

Et c’est ainsi, tout naturellement, qu’est né le mythe de la rareté d’Alexanor.

Quand nous séjournions dans les Basses-Alpes à la recherche vaine d’Isabelle, combien de fois nous sommes restés à fouiner dans les éboulis ; descendaient à toute vitesse les Apollons de là-bas, bien différents de ceux de nos Pyrénées. Et sur les fleurs de centranthe roses, les Alexanor se posaient, pour prendre leur repas avant de repartir à toute vitesse. Le spectacle était magnifique, mais la chasse quasi impossible, étant donné le vol rapide des adultes.

Une fois, j’ai pu observer sur une fleur le spectacle toujours unique de l’union d’un couple, tête-bêche, se reposant ailes relevées pour faire l’amour, filant cahin-caha en voletant pour faire diversion et se reposer plus loin. J’ai pu photographier le spectacle, et en conserve un bel encadrement souvenir de vacances studieuses.


Mais ce sont les promenades du mont Ventoux qui seront les plus productives : depuis Arles, nous partions souvent pour Aix-en-Provence. De là à Beaurecueil pour y chercher les écailles d’œufs de dinausores, parfois on trouvait un œuf entier, gros ovoïde couleur de terre rouge, avec des écailles revêtues de petites pustules rondes jusxtaposées.

Il suffisait d’une plus grande expédition pour partir inventorier les Psychotis et leurs ombelles. A la bonne saison, il était facile de voir les chenilles se détachant sur les fines tiges, et de conduire un élevage. C’est à la chenille que l’on voit la différence avec Machaon : elle a la même structure de camouflage, mais est vert clair. Et les bandes transversales noires sont émaillées de points jaunes. Elle se défend par contre de la même façon en ressortant de la tête le petit Y malodorant.



L’Alexanor subit des fluctuations brutales de ses effectifs, et il arrive des années où il est difficile de le voir voler. C’est l’effet de yoyo bien connu des généticiens des populations. Mais il s’adapte sans difficulté et ses capacités de bon voilier, même chez la femelle, lui permettent de coloniser à nouveau rapidement une région favorable en suivant les voies de pénétration naturelles que sont les rivières et les ravins, ou celles, artificielles, des chemins et des routes. Il est arrivé à des amateurs d’en suivre sur plusieurs kilomètres, en particulier ces femelles qu’on appelle « fondatrices » parce qu’elles fuient un biotope devenu invivable pour un autre plus propice à leur descendance. Il ne parait pas inutile de s’étendre un peu sur la biologie de l’Alexanor.

Bien que l’espèce soit mal adaptée à la captivité, on peut y contrôler la fertilité moyenne qui s’établit autour de quatre-vingt œufs par femelle. On peut raisonnablement estimer que sur les trois semaines que dure sa vie, chacune aura pondu plus de cent oeufs. Il est bien évident que ce ne seront pas cent papillons qui vont en sortir : tout au long du développement, de multiples dangers les guettent, comme toujours : il faut produire beaucoup d'individus pour qu'il en survive assez pour la perpétuation de l'espèce.
 
Les œufs, à peine pondus sur les inflorescences de Ptychotis, excitent la convoitise d’une espèce précise de Myrides (Hémiptères) qui les vident promptement. Il est assez remarquable que cette punaise ne se rencontre pas ailleurs que sur le Ptychotis. Dans certains endroits le «vidage » des œufs peut affecter près d’un quart de la ponte. C’est donc un prélèvement important.



Mais la punaise n’est pas la seule à s’y intéresser. Elle partage le butin avec de minuscules hyménoptères Chalcidiens qui se développent en famille, bien à l’abri à l’intérieur de l’œuf. Dès sa naissance la chenille doit affronter (sans succès) les toiles de minuscules araignées régulièrement tendues entre les inflorescences. On retrouve alors seulement leur peau, ratinée au milieu des fils de soie.



Et ce n’est pas tout. Deux hyménoptères explorent activement les touffes de Ptychotis. A peine une chenille est repérée qu’elle subit le coup mortel du dard de l’insecte. Mortel, oui, mais pas tout de suite. Le coup est imparable, le procédé sournois. La piqûre n’injecte aucun venin, seulement un œuf, un seul oeuf, et c’est là tout le drame.
 
L’œuf d’un de ces hyménoptères va éclore rapidement et la petite larve qui en sort grignote la chenille de l’intérieur. Quinze jours d’agapes et l’asticot est mature. Il achève de vider la chenille, sort de cette défroque devenue inutile et tisse un petit cocon blanc à bandes noires. A coté de lui la dépouille de la chenille pend misérablement.

La seconde espèce est encore plus vicieuse. Son œuf n’éclot pas. La chenille vit sa vie de chenille, se nymphose, et hiverne ainsi. C’est au printemps, lorsque le temps devient plus doux, que l’œuf de l’hyménoptère éclos, et fin juin la chrysalide libère non plus le papillon qu’on attendait, mais un ichneumon tout neuf qui n’aura de cesse de trouver un partenaire, et le cycle recommencera.
 

Les chenilles grossissent rapidement et sont en quinze jours déjà au troisième ou quatrième stade. C’est alors, que se produit la pire des calamités pour une espèce : le cannibalisme. Qui pourrait penser que le gracieux papillon dont nous admirons le vol élégant, qui nous charme par la grâce avec laquelle il butine les fleurs de lavande et de chardon tout en battant des ailes, qui pourrait penser en effet qu’il fut dans sa jeunesse un ogre redoutable dévorant sans plus de façons ses frères et sœurs ?
 
Quelle aberration de la nature ! Quel comportement suicidaire pensons nous. Comment avec de telles mœurs une espèce parvient elle survivre ? Justement, c’est précisément grâce à celles ci qu’elle y parvient.

Qui a vu la maigreur du Ptychotis, son absence de feuilles, ses tiges filiformes, entrevoit la réponse : la plante est si chétive que dans la plupart des cas elle arrive au mieux à nourrir une chenille jusqu’à la nymphose, et encore, souvent au prix d’un broutage radical jusqu’au ras du sol. Qu’elles se retrouvent à plusieurs sur le même pied et c’est la mort assurée à mi parcours de toutes les chenilles.
 
Ainsi, la nature, d’un comportement à priori néfaste, en a fait la condition de survie. C’est pourquoi, au milieu de leur développement, les chenilles d’Alexanor, par ailleurs très indolentes, sont prises d’une brusque fièvre ambulatoire et parcourent en tous sens les ramifications de leur plante, à la recherche de la concurrente potentielle qu’il faut à tout prix éliminer. Et comme la Nature est décidément très bien faite, ce providentiel repas protéiné procure à la chenille victorieuse un respectable accroissement de taille.

Encore quelques jours et la chenille, ses ardeurs cannibales définitivement calmées, change encore de peau pour entrer dans le cinquième et dernier stade

A ce moment, la plante, passablement broutée, n’a plus d’inflorescences. Plus que jamais elle est squelettique; ses maigres rameaux n’ont guère que l’écorce de comestible, et la chenille devra se contenter de cette seule nourriture. Elle est d’ailleurs tellement programmée pour ce si maigre repas, que, même en présence de plantes entières, elle délaisse les fleurs au profit de l’écorce.

Toutefois ce régime lui réussit. En une semaine elle atteint sa taille maximale. Sa peau est tendue, elle est presque obèse. Pour la première fois de sa vie elle quitte la plante qui l’a nourrie ; le moment de la nymphose approche.

Elle qui n’avait connu que le soleil, le vent, la lumière, les fuit à présent. Elle s’agite en tous sens à la recherche de quelque obscure cachette, où loin des regards, elle subira sa dernière transformation. Le choix de la retraite est d’importance : elle y restera dix mois, immobile, minérale, tant sa chrysalide ressemble à un éclat de pierre. Aucune ressemblance avec celle de Machaon bien sanglée par sa boucle autour de son support ! Elle est si bien camouflée que je n’en ai jamais trouvé qu’une seule dans la nature, fixée sous la saillie d’un bloc rocheux. En captivité, ses habitudes ne changent pas et c’est dans le coin le plus caché, le plus obscur de la cage qu’elle ira se nymphoser.
 
Mais, si méticuleux que soit le choix de la cachette, la chrysalide n’est jamais définitivement en sécurité. Les pierriers qui l’abritent peuvent bouger en hiver sous l’effet des pluies ou de l’alternance du gel et du dégel. Incapable de se mouvoir devant le danger elle meurt écrasée ou enterrée. Celles qui ont préféré les abords des torrents ne sont pas mieux loties et payent un lourd tribut aux crues d’automne si subites dans le midi.
 
En dépit de tous ces dangers, l’espèce est vigoureuse et fait preuve d’une adaptabilité étonnante.

En conséquence, la stratégie de protection de l’Alexanor découle immédiatement de ce qui précède : grattons périodiquement le bord des routes, ouvrons quelques chemins dans les pentes caillouteuses, remettons en service les petites carrières abandonnées et en deux ou trois ans les papillons seront de nouveau présents.

C’était cela la leçon de médecine appliquée à Alexanor !