lundi 14 février 2011

Eudia pavonia

Encore une histoire d’yeux


en cliquant sur la boite, vous voyez les femelles à gauche ; les mâles à droite. Une ponte sur la branche verticale en bas. Toutes les mues des chenilles ; et en bas à droite, des coupes dans le cocon en forme de nasse pour voir la chrysalide, et la mue finale
Les planètes Jupiter et Saturne ont toujours été connues comme Zeus et Cronos (Dzeus (enfin, Zdeus) et Khronos).  Zeus était assimilé à une divinité céleste (avant qu'Hésiode ne donne un nom au dieu du ciel, Ouranos), et d'ailleurs son nom vient de la racine indo-européenne «diw», qu'on retrouve dans deus en latin, donc dieu en français, dans le «ju» de « Jupiter » en latin, dans Tuesday en anglais ; mais aussi dans un composé grec comme eudia,( le temps serein) qui signifie « briller » en parlant d'un astre.

D'ailleurs, les Grecs disaient dans le texte : « Zeus pleut ».  Donc il est normal d'avoir trouvé une correspondance entre Zeus et la planète qui se voit quand même le plus, celle que nous appelons Jupiter.  Pour Saturne, c'est vraisemblablement la lenteur de sa course (la plus grande parmi celles que les Grecs connaissaient) qui l'ont fait identifier avec le dieu du temps, Cronos.

Eudia donc brille comme un astre. Et pavonia, c’est l’œil du paon.

Pour nous, c’est le petit paon de nuit. Pour les anglais qui nomment les papillons de nuit : moths, c’est l’ Emperor Moth. Les allemands, eux, distinguent le grand Paon du petit en précisant : Kleines Nachtpfauenauge Saturnia. Les espagnols disent  : pequeño pavón de noche ; et les italiens : piccolo pavone.

C’est un peu plus compliqué que cela encore, car en pratique, le mâle ne vit pas la nuit mais le jour. Disons l’après-midi. En voletant bas le long des lisières, cherchant obstinément comme tout mâle qui se respecte toute odeur susceptible d’être émise par une femelle vierge. Celle-ci vit vraiment la nuit.

La femelle diffère par sa taille très sensiblement supérieure, sa coloration gris brun sans aucune trace de jaune, l'absence de teinte rouge au bord externe des postérieures et les antennes très faiblement pectinées.

Elle arbore au repos une magnifique voilure en V, ourlée d’une bande beige, parsemée de rayures régulières, et décorée dans la macule centrale des fameux yeux du paon. Mais si on la dérange, elle ouvre davantage les ailes pour montrer ses postérieures, qui elles aussi sont peintes de deux yeux de paon. C’est donc quatre yeux que vous avez devant le nez, avec une mise en scène très théâtrale comme si l’on ouvrait un rideau pour le spectacle, et nul doute que vous reculiez instinctivement en vous demandant dans quelle volière vous avez pu tomber ! Le tout sur un fond duveteux du plus beau gris, très peluche pour enfants.

Le petit paon de nuit est originaire d'Europe de l'ouest. Son aire de répartition s'étend approximativement, à l'est jusqu'au fleuve Amour, à l'ouest jusqu'en Grande Bretagne, au sud jusqu'en Espagne et au nord jusqu'en Scandinavie. Dans le sud de la France et en Espagne Saturnia pavonia est remplacée par Saturnia pavoniella, une espèce très voisine. Et à l’Est par Saturnia spini. Espèce intéressante car chez elle le dimorphisme sexuel a disparu, et le mâle ressemble quasiment (à l’exception des antennes) à la femelle.

Le petit paon de nuit fréquente les landes de bruyères, les friches, les prairies arbustives, les forêts claires, la lisière des forêts, les jardins, les haies, les pentes ensoleillées, jusqu'à 2000 mètres d'altitude.

L'imago possède une envergure pouvant atteindre huit centimètres. La femelle est bien plus grande que le mâle. Son corps enveloppé de poils gris est très gros, ce qui est bien normal si l’on songe à la quantité d’œufs qu’elle doit fabriquer et transporter. Le mâle possède des antennes pectinées tandis que celles de la femelle le sont très faiblement. Chez le mâle les ailes postérieures sont jaune orange. Chez les femelles elles sont grisâtres, comme les ailes antérieures. Le mâle possède sur chaque aile un ocelle noir, cerné de jaune et de noir. Avec des reflets blanc à l’intérieur, Dame Nature a imité une fois de plus un œil (de prédateur ?), et nous vous avons déjà fait par de notre trouble, devant cette réalisation si parfaite qui serait due uniquement à l’évolution naturelle des espèces !

Le petit paon de nuit est un papillon univoltin (une seule génération par an). Les imagos sont visibles, (à moduler en fonction de la situation géographique), du mois de mars jusqu'au mois de juillet.

Pour attirer le mâle la femelle émet les fameuses phéromones que le mâle détecte à plusieurs kilomètres à la ronde grâce à la grande sensibilité de ses antennes en râteau. Naturellement, on n’a qu’une envie : répéter l’expérience d’Henri Fabre qui fonctionne aussi bien qu’avec le Grand Paon de Nuit. Avec l’avantage qu’on peut opérer de jour, et dormir la nuit qui suit ! C’est toujours émouvant quand on habite en périphérie d'une petite ville de Saint-Gaudens, mais dans un boulevard tout de même, de voir sortir d’on ne sait où de petits mâles jusque là invisibles, qui vous passent dans les jambes pour chercher la femelle fraîchement éclose, et conservée entre les grillages d’une cage d’élevage. L’odeur met un certain temps pour imprégner le support ; et la plaisanterie habituelle consiste à déplacer la femelle, pour voir les mâles se précipiter à l’endroit qu’elle occupait auparavant ! Et ça les rend fous d’aspirer le parfum à plein nez, et de ne pouvoir toucher l’objet de leur désir ensuite ! Quand la rencontre a lieu, c’est l’extase et on se met tête-bêche, et on se frotte les abdomens ! Et on copule avec conscience et la volonté manifeste d’en profiter un max ! Une fois fécondée la femelle pond un grand nombre d'œufs, jusqu'à trois cents. Grisâtres à vert olive, ils sont pondus la nuit, en plusieurs grappes collées en hélice, tout autour de la tige d'une plante nourricière. Ou en captivité sur les grillages de la cage où on l’a laissée de peur qu’elle fonde sa famille ailleurs !

La chenille étant très polyphage, les plantes hôte sont très nombreuses : les bruyères (Erica sp.), la bruyère callune (Calluna vulgaris), le prunelier (Prunus spinosa), l'aubépine (Crateagus monogyna), le chêne pédonculé (Quercus robur), le tremble (Populus tremula), divers bouleaux comme le bouleau verruqueux (Betula pendula), le bouleau pubescent (Betula pubescens), le bouleau nain (Betula nana), divers saules comme le saule marsault (Salix caprea), le saule petit marsault (Salix aurita), le saule de l'Arctique (Salix phylicifolia), le sorbier des oiseaux (Sorbus aucuparia), l'argousier (Hippophae rhamnoides), le fraisier (Fragaria ananassa), le framboisier (Rubus idaeus), le pommier (Malus domestica), l'aulne de montagne (Alnus incana), la potentille des marais (Potentilla palustris), la fausse spirée (Filipendula ulmaria), la bourdaine (Frangula dodonei), diverses ronces (Rubus sp.), divers charmes (Carpinus sp.), les airelles (Vaccinium sp.).

Il n’y a donc pas d’excuses pour ne pas commencer un élevage !

Au bout de 10 à 17 jours les œufs éclosent. Moi, je choisis la facilité :  les feuilles d’aubépine de la haie d’en face. Les chenilles naissent presque toutes en même temps, laissant vides les coquilles d’où elles sortent ; puis se regroupent. Elles sont grégaires généralement jusqu'au deuxième stade. Au départ noirâtres, elles deviennent progressivement vert jaune, plus ou moins tachetées de noir. Au cours de l’élevage, on conserve les mues successives, car elles sont de plus en plus grosses, en gardant la couleur de chaque stade. Le corps au stade final peut atteindre jusqu'à six centimètres de long, est couvert de verrues jaunes et dotées de soies noires. C’est un bel animal, qui ne doit pas faire peur au jardinier du dimanche !

Vers septembre la chenille arrivée à terme commence sa nymphose. Elle tisse un cocon plus ou moins en forme de poire, accroché aux feuilles et aux branches. Comme le cocon du grand paon, c’est une merveille car il est sphérique, à l’exception d’une ouverture ressemblant à la nasse qui sert aux pêcheurs à capturer les anguilles, se rétrécissant progressivement de l’intérieur vers l’extérieur. A l'intérieur, elle rejette pour finir sa dernière peau comme on jetterait un vieux sac inutile, devient blanche, et  se transforme en chrysalide d’un beau marron comme le fruit du marronnier justement. Et reste à ce stade jusqu'aux premiers beaux jours de printemps qui verront sortir le papillon adulte.

D’abord tout mouillé comme un poussin sortant de l’œuf, il mouille l’opercule fermant la nasse, provoque la dilatation de l’orifice, et sort comme s’il s’agissait d’un accouchement. S’accrochant à tout support proche, il se pend par les pattes, se souffle comme d’habitude dans les nervures, et peu à peu celles-ci s’ouvrent, sèchent, jusqu’à l’apparition des yeux-ocelles parfaits. 

C’est quand ils sont frais que les papillons sont les plus beaux, avec des couleurs très vives notamment celles des mâles. 

J’ai connu avec ce papillon mes plus grandes émotions pédagogiques. C’était à Toulouse, et malgré notre vie en appartement, je continuais à faire un minimum d’élevages, pour conserver la main. Nos fréquentions des amis à Castelmaurou, habitant une vieille maison toulousaine en briques, avec un grand jardin. La décoration intérieure était faite de planches du Dictionnaire Universel d’Histoire Naturelle de Dorbigny, et nous avions des goûts identiques pour les belles choses et la Nature. Dans le jardin, il y avait plein de cerisiers permettant de faire des bocaux de confiture à la fin du printemps. Laure, petite fille à cette époque, allait en classe dans l’établissement privé du Caousou, célèbre ancienne école jésuite bien connue des Toulousains. Il fallait pour chaque élève faire un exercice pratique de Sciences Naturelles, et Laure, dix ans à peu près, de me dire :

-« pourrais-tu m’accompagner en classe de Sciences de la Nature …
......tu pourrais nous montrer tes papillons ? »

Muni des autorisations parentales nécessaires, et de l’accord professoral, je m’exécute, emmène quelques boites, et des papillons vivants, ayant soigneusement choisi la date, qui tombait pile avec une éclosion de pavonia.

J’arrive devant une cinquantaine d’élèves, peut-être même soixante ! Il y avait non pas une classe, mais deux ! Les maîtresses s’étaient donné le mot, c’était l’affluence !

Et je montre les boites. Et j’explique la vie sexuelle des papillons. Qu’il y a des mâles. Qu’il y a des femelles. Qu’ils sont différents. Que les mâles sont beaux et que Darwin a expliqué pourquoi. Que Dieu les a dotés comme ça (j’ai évoqué Dieu pour flatter l’encadrement, mais en laissant les gosses devant leur libre arbitre) pour qu’ils se battent entre eux pour éliminer les faibles et sélectionner les forts. Ce qu’on va faire ensuite à l’Université où ils iront ensuite, (il s’agit des gosses), sachant que ce sera le cas s’ils veulent aller en prépa, pour intégrer une Grande Ecole. Pour les Toulousains, c’est en effet le choix possible car après le Caousou on va au Lycée Fermat, où l’on peut en effet faire les classes préparatoires.

Et j’explique preuve à l’appui que les femelles (du moins chez les papillons) sont moches et grosses, car elles ne servent qu’à pondre. Et que les critères de beauté sont différents des nôtres, car les mâles sont fascinés davantage par le parfum des femelles, que par des critères esthétiques humains comme nous (la silhouette, les yeux, et la poitrine des femmes par exemple). Et je sors mes pavonia, je les mets sur l’épaule, et les filles fondent devant les grands yeux de paon. Elles voudraient les caresser et les emmener chez elles. Les mecs eux me demandent comment on chasse, et où on peut acheter un filet. J’ai la cote chez les mômes, et Laure qui m’a amené obtient un franc succès.

Et je distingue au loin (parce que passionné par mon sujet, je n’avais pas prêté attention aux adultes) deux maîtresses, les maîtresses des deux classes. Et leurs yeux étincellent. Elles me regardent de leurs grands yeux accusateurs, car je suis sur le fil de rasoir avec mes histoires sexuelles, et est-ce que je n’exagère pas un peu en racontant aux filles que les femelles ont un gros corps pour y ranger leurs œufs ? Parce que chez les humains n’est-ce-pas, les œufs sont tout mignons et tout petits. Ils sont propres et discrets car ils restent à l’intérieur, on ne les pond pas sur une branche, et on n’exhibe pas devant tout le monde ces détails un peu obscènes, surtout dans une école privée !

Laure a eu dix huit, et son exposé (par délégation) a été jugé au top par le conseil des profs !

Les parents ont été ravis, et j’ai été élevé au grade de Maître-es-papillons !

Merci pavonia, il faudrait expliquer tout ça davantage aux gosses !

Ce sera à eux de protéger demain les papillons !