samedi 15 janvier 2011

Lysandra coridon

Ou le bucolique berger de l’été

vous allez comprendre pourquoi j'en ai tant pris : il y a les messieurs,
et puis les dames...et puis les dames passant pour des messieurs
et puis il y a des tas de variations chez tout le monde...
Avec ce petit papillon bleu, nous abordons un domaine immense : celui des Argus, dont les yeux d’Argos parsèment le dessous des ailes. Le dessus des mâles est habituellement de ce bleu métallique qui nous attire tant. Et le dessous parsemé de petites taches, de petits points. Parfois, on reconnaît le ciel : la constellation d’Orion ! Et leur beauté ne cesse de nous intriguer si bien que nous aimerions tous les connaître ! Mais ils se ressemblent tellement ! Leurs femelles observent un dimorphisme sérieux, et sont souvent brunes ; du coup, elles se ressemblent les unes les autres et le travail consiste à bien rassembler les couples, ce qui n’est pas toujours simple. Pourquoi ai-je été immédiatement attiré par Coridon ?

C’est ce que vais tenter de vous faire découvrir !

L'Argus bleu-nacré est une espèce assez répandue en Europe centrale mais toujours localisée aux pelouses calcaires où pousse la plante-hôte de la chenille, Hippocrepis comosa. Les mâles sont bleus pâles sur le dessus avec les franges entrecoupées de noir. Les femelles ont le dessus brun, ou parfois bleuâtre, avec des lunules oranges habituellement peu développées et souvent limitées aux ailes postérieures. L'espèce vole assez tardivement avec la plupart des observations en juillet et août. Dans le sud-est de la France il est possible de confondre ce papillon avec l'espèce similaire le Bleu-nacré d'Espagne (Lysandra hispana), quoique cette dernière se confirme par la présence d'une génération printanière.......ce n'est que pendant sa deuxième génération que la confusion est possible avec L.coridon. 

L’envergure est de  15 à 18 mm, et il faut être un acharné pour capturer ce papillon en le conservant tout frais, tant il est petit. Pour l’étaler ensuite, il faut avoir de bons yeux et ne pas trouer ses ailes délicates. C’est donc toute une aventure que de le collectionner. Il vole  de juillet à août, en une seule génération. Il aime comme nous les friches calcaires. C’est pour nous l’Argus typique de l’été. On le trouve en nombre dans les champs et prés non fauchés, posé sur les herbes sèches où on le fauche d’un coup de filet.

Comme ses congénères, ses variations sont très nombreuses, notamment celles qui voient les ocelles du dessous se rejoindre en un ovale, en petits traits (on va alors dire striata, vous voyez que le latin n’est pas si compliqué…)… et mon challenge a été d’en capturer assez pour bien observer ces fameuses variations.

Au demeurant, avoir une grande boite pleine produit un effet de bleu nacré superbe, et l’effet esthétique du Chalk hill blue des anglais est alors total.



Mais quel raffinement mythologique a conduit Poda en 1761 à donner ce nom à ce joli argus bleu nacré ?

Comme toujours, ce sont à nouveau deux noms qu’il va nous falloir décoder, sachant qu’ils n’ont pas de rapport entre eux d’ailleurs !

Tout d’abord, il faut savoir que la dynastie des Ptolémées (ou dynastie ptolémaïque) ou Lagides, est une dynastie pharaonique qui régna sur l'Égypte antique de -323 à -30.

Le général macédonien Ptolémée, fils de Lagos (d'où l'appellation « lagide »), est satrape d'Égypte lors du partage de l'empire d'Alexandre le Grand ; il en devient roi pour les Grecs, pharaon pour les indigènes, après la disparition de son suzerain nominal et théorique, Alexandre Aigos en -309.

Les pharaons de cette dynastie sont à l'origine de nombreuses constructions monumentales :

-la ville de Ptolémaïs (Ptolémée Ier) ;
-le phare d'Alexandrie (Ptolémée II) ; et la bibliothèque ;
-le temple d'Isis à Philaé, et nous ne parlons que des plus connus.

En -30, après sa défaite face aux soldats romains d'Octave, Cléopâtre VII, se suicide. C'est la fin de la dynastie ptolémaïque, mais aussi de l'Égypte hellénistique et pharaonienne.

Eh bien Lysandra est une princesse lagide, fille de Ptolémée Ier et d'Eurydice.

Elle est successivement l'épouse de son cousin le co-roi de Macédoine Alexandre V, fils de Cassandre, puis, après le meurtre de ce dernier par Démétrios Poliorète en -294, celle d'Agathoclès le fils et héritier présomptif de Lysimaque, roi de Thrace. En -284, son frère, Ptolémée Kéraunos, répudié par Ptolémée au profit des fils qu'il a eu de Bérénice, se réfugie auprès d'elle. Or, la même année, Lysimaque fait mettre à mort Agathoclès et désigne comme héritiers les fils qu'il a eu d'Arsinoé, la propre demi-sœur de Lysandra. Craignant de subir le même sort que son époux, Lysandra est contrainte de fuir à la cour de Séleucos Ier en compagnie de Ptolémée Kéraunos.

J’avoue ne pas voir de rapport avec notre papillon, mais pas du tout du tout !

Essayons maintenant avec Coridon !

Corydon, car j’ignore pourquoi, sans doute pour faire grec, on met aussi un i grec, est un berger des pastorales, en particulier un berger dont l'amour pour un garçon est décrit dans les Églogues du poète romain Virgile (Publius Vergilius Maro, 70-19 B.C.E.). Virgile, à l’époque, crée ce que nous appellerions aujourd’hui un courant écologique en écrivant les bucoliques. Nymphes et Muses, Pan et Apollon incarnent la vie idyllique de l’Arcadie, sa nature paisible et la poésie sentimentale, à laquelle se vouent les bergers. Des bergers qui pensent plus à l’amour et à la poésie qu’au soin de leurs troupeaux entre parenthèse. Les nôtres se consacrent plus prosaïquement à transformer le lait de leurs brebis dans leurs caves de Roquefort, et à partager avec nous les quartiers bleuis de penicilium, si délicieux mangés sur leur tranche de figue ! Bref, (je ne saurais oublier les merveilles des tomes des Pyrénées) ! Les bergers de l’antiquité sont donc amoureux, leur amour est la plupart du temps malheureux, et soit ils chantent eux-mêmes leur souffrance en vers, soit ils laissent à la poésie le soin d’exprimer la compassion qu’ils inspirent. En tous cas, l’agriculture tient le devant de la scène, et les amours bergères nous changent des exploits guerriers des héros habituels.

Le plus ancien poème bucolique de Virgile commence par : “le berger Corydon brûlait d’amour pour le bel Alexis ». Les bergers de notre littérature s’appellent : Corydon et Alexis, Mélibée et Tityre…. Autrement dit les bergères étant rares, les hommes s’aiment entre eux, illustrant ainsi la tradition des amours entre même sexe pratiquées par les grecs.

D’où la citation (latine) célèbre :

« NIMIUM NE CREDE COLORI »
Ne vous fiez pas aux apparences.
Virgile, églogue II, v. 17.

Le sens de cet hémistiche, plus restreint dans la bouche du berger Corydon, a été généralisé par l'usage. Colori, dans le passage de Virgile, signifie un certain genre de beauté.

C'est le berger Corydon qui parle :

«Que n'ai-je aimé Ménalque, quoique son teint noir n'ait pas l'éclat du tien. Ne t'enorgueillis pas trop de ta blancheur. On laisse tomber le blanc troëne, on cueille le noir hyacinthe !»

Et la citation de Coridon s’intègre dans ce qui fait le sens même de nos humanités et de la formation de notre culture !

«J'ai trois sortes d'amis, disait ironiquement Voltaire ; les amis qui m'aiment, les amis à qui je suis indifférent, et les amis qui me détestent.» Cette saillie présente la classification la plus exacte sous laquelle on puisse ranger les amitiés d'aujourd'hui. Nimium ne crede colori, cet antique adage s'applique aux fausses démonstrations d'amitié, comme aux feux expirants de l'automne.

Il est marrant ce berger, car dans les alpages de l’Olympe, il s’éprend de Tircis. André Gide en 1923 publie « Corydon », pour y confesser ses attirances homosexuelles et sa vénération pour sa cousine Madeleine qu’il épousera.

Mais il doit être bi, et il ne rechigne pas devant une beauté du sexe opposé. Du moins en 1604, le poète anglais Nicholas Breton (1545-1626)  publie-t-il un recueil de poésie intitulé The Passionate Shepherd. On y trouve le poème Phillida and Coridon, qui  relate l’amour, non partagé malheureusement, d’un berger envers une jeune et chaste bergère.

In a morn by break of day,
Forth I walk'd by the wood-side
When as May was in his pride :
There I spied all alone
Phillida and Coridon.
Much ado there was, God wot !
He would love and she would not.
She said, Never man was true ;
He said, None was false to you.
He said, He had loved her long ;
She said, Love should have no wrong.
Coridon would kiss her then ;
She said, Maids must kiss no men
Till they did for good and all ;
Then she made the shepherd call
All the heavens to witness truth
Never loved a truer youth.
Thus with many a pretty oath,
Yea and nay, and faith and troth,
Such as silly shepherds use
When they will not Love abuse,
Love, which had been long deluded,
Was with kisses sweet concluded ;
And Phillida, with garlands gay,
Was made the Lady of the May.

Etonnez vous après que l’on se retourne vers les garcons !


Cette jeune femme, connue également sous les noms de Sylvia et Pastorella, est fièrement représentée dans l’estampe de Jacob Neefs (1610-après 1660). Élégamment vêtue et entourée de quatre agneaux, elle refuse de la main l’offrande d’un Coridon fièrement épris. On peut voir cette estampe au Graphische Sammlung Albertina de Vienne.

Même le peintre Paul Serusier (Paris 1864, Morlaix 1927) a été inspiré en 1913 par le thème du berger Corydon.

Et la mode des bergers et bergères folâtres inspire des poèmes charmants :
L'autre jour sur un vert gazon
La jeune bergère Hélène
Conduisait ses blancs moutons.
Droit au milieu de la plaine.
Elle chante une chanson
En filant sa quenouillette
Dessus un air d'Apollon.
Les échos du bois lui répètent.
Je m'approcha doucement
Près du bosquet pour l'attendre.
Oui c'est un agrément.
Je n'ose pas l'entreprendre
A m'approcher de plus près
Voyant son berger Lisandre
Qui jouait au flageolet
Des airs nouveaux et de plus tendres.
La bergère dès ce moment
Fait la folâtre sur l'herbette.
Elle avait de beaux rubans,
De son berger la houlette.
Corydon joyeusement
Accordait sur sa musette.
Car c'est un plaisir charmant
Dedans cette aimable retraite.
Ah l'aimable passe-temps
Pour ces bergers et bergères
Menant leurs troupeaux au champ.
Ils goûtent le doux mystère
Ensemble sur les gazons.
Oui le dieu d'amour s'intéresse :
Dessus les monts et les vallons
Ils se font dix mille caresses.
L'oiseau berger Corydon
Avec la belle Hélène
Profitait de la saison :
En gardant leurs bêtes en plaine
Vont jouant, batifolant.
Que d'agrément dans la plaine
Pour les amants et les amantes.
Cupidon les tient dans ses chaînes.
Quel plaisir dans ce champ
Pour les bergers et bergères
Qui conduisent leurs agneaux,
Dessus ces jolies bruyères.
Ensemble font des concerts.
Quel agrément de les voir
Faire chacun leur devoir
Etant sur la fougère.

Nous sommes en 1668, dans la période où le Roi Louis XIV fait jouer l’églogue de Corydon dans les jardins de Versailles avec une distribution réunissant : d'Estival (Silvandre, berger), Gaye (Coridon, berger), Legros (Lycas, berger), Fernon (Ménalque, berger), Noblet (Daphnis, berger), Mlle Hilaire (Iris), Mlle des Fronteaux (Caliste, l'Écho). Il n’y en a que pour les bergers mais on sait que Marie-Antoinette rêve plus tard d’être fermière !

Le Roi y danse, avec les marquis de Villeroy et de Bassan.

L'oeuvre est la première de la collaboration entre Quinault et Lully. Elle est inspirée par la Grotte de Thétis, construite en 1665/66, dont les murs étaient tapissés de coquillages, de galets et de pierres colorées, et que le fontainier Francine avait doté d'un orgue hydraulique et de jeux d'eau. Elle fut détruite en 1684. Les choses se sont arrangées : les amants trouvent les amantes favorables à leurs vœux. Hélène, la belle de l'Odyssée, Corydon nom du berger chez les poètes bucoliques, ou Apollon et Cupidon, nous renvoient à un cadre antique imaginé, élyséen, paradisiaque et sans heurts.

On pourrait presque…chasser les papillons !

Il y a un mystère chez Lysandra Coridon : nous avons dit que le mâle avait le dessus des ailes bleu-nacré, tandis que sa femelle avait le dessus marron, avec de petits points rouges dans la bordure des ailes postérieures.

Mais s’il nous a passionné, c’est à cause d’une aberration : il arrive que les femelles se parent des couleurs chatoyantes du mâle, en conservant leurs points rouges : alors, elles sont plus belles encore, d’autant qu’elles sont plus rares.

Cette aberration s’appelle syngrapha, ce qui, dixit le Gaffiot déjà cité, signifie « billet, obligation de reconnaissance » ! On se demande bien pourquoi !

Alors j’ai passé des étés à capturer au filet tous les azurés bleus possibles, à les examiner avant de les relâcher, pour identifier syngrapha.


 
Elles sont belles ces femelles aberrantes ! Sont-ce des dames ? Il faudrait les faire pondre pour s’en assurer ! Sont-ce des messieurs ? Il faudrait s’assurer qu’ils honorent les dames !

Je lègue aux générations futures ces essais à engager, en supposant cependant qu’ils ont été réussis par les générations de chercheurs passées.


Bergers ou bergères,

Ne vous fiez pas aux apparences !