Le papillon du bonheur
Je vais tenter un exercice inverse : au lieu de prendre un papillon même si je l’aime, et de vous le présenter, je vais prendre un thème, qui a une racine grecque, puisque nous avons percé à jour les sources d’inspiration de Linné. Et que tout sujet un tant soit peu sérieux a forcément été traité par les Grecs, alors ça devrait fonctionner.
Et nous verrons bien si Linné a oser donner le nom de ce thème à un papillon. Et puis tant pis si ce n’est pas un papillon européen, limite que nous nous sommes fixée au début ; on verra bien !
Etant donné la tournure philosophique que prennent certaines de mes petites histoires, je me suis dit qu’il fallait taper fort. La première chose à laquelle j’ai pensé, vous vous en doutez bien, c’est au beau sexe et à l’amour. Pour constater que Linné avait lui-même commencé par là, et n’ayant pas épuisé le sujet, n’avait pas tellement cherché d’autres thèmes ! Il me faut donc trouver autre chose ! La mort ? on a déjà trouvé.
Alors si on a traité les papillons d’amour, et les papillons de mort, sachant que je me rappelle très bien vous avoir parlé d’âme, et que Dieu dans nos histoires a été là en permanence, il ne reste plus qu’une chose :
Existe-t-il un papillon du bonheur ?
Ce n’est pas par hasard que je pose cette question : en lisant par mégarde le magazine « Madame Figaro » aux toilettes où il traîne couramment, preuve s’il en est que nous nous élevons l’esprit dans ce haut lieu de la méditation familiale, je tombe sur un échange philosophique entre le moine bouddhiste Matthieu Ricard enveloppé de sa robe safran, et l’économiste Daniel Cohen, en costume classique, qui vient de publier « la prospérité du Vice » chez Albin Michel. La situation est inédite : notre civilisation occidentale du « toujours plus » domine la Terre. Or au moment où la Chine et l’Inde se proposent de l’adopter, il bute sur les limites qu’imposent les ressources finies de la Planète. On va vers un suicide collectif, et entre autres, les papillons vont trinquer ce qui ne fait pas mes affaires, même si personne ne fait allusion à ce dégât collatéral !
Il faut donc réinventer le « collectif et la coopération ». Et puis il faut admettre que le bonheur n’est pas que l’addiction à consommer, qui ressemble à l’attitude du naufragé buvant de l’eau salée : plus il boit, plus il a soif.
Alors Matthieu sort son joker : Socrate souhaitait que ses contemporains développent leur réflexion spirituelle, comme préalable au sentiment de plénitude. En méditant (ce que je fais aux toilettes) cela provoque rapidement des modifications profondes dans le cerveau, propices à susciter un sentiment intérieur de sérénité.
Je vous avais dit que le deuxième pilier c’est la sagesse, et vous avez alors souri un peu dédaigneusement ! Tout ça parce que vous êtes encore embringué dans les principes de la société de consommation, et que vous ne pouvez vous passer (encore) de dépenser à tout va une énergie fossile qui fiche le camp à toute vitesse !
Et Matthieu nous rappelle que les Grecs (qui étaient forcément heureux alors même qu’ils ne regardaient pas la télévision) appelaient cette sérénité intérieure : eudemonia.
J’ai un vocabulaire étendu je crois mais j’ignore ce terme. Moi, j’ai entendu parler d’eudémonisme. Vexé, je demande à wikipedia, mon dictionnaire sur Internet ce qu’il en pense, et la traduction tombe incisive :
C’est marrant que wikipedia ne donne jamais la même traduction, selon que vous lui demandez en langue originale, c’est à dire l’anglais, ou en français. Dans le second cas il simplifie. Mais il simplifie tellement, que parfois on va au contre-sens ! C’est pour cette raison que je vous transcris l’anglais d’origine, sinon c’est du n’importe quoi ! C’est pour cette même raison que nous préférons les films en version originale même sous-titrés.
Eudaimonia (Greek: εδαιμονία) is a classical Greek word commonly translated as 'happiness'. Etymologically, it consists of the word "eu" ("good" or "well being") and "daimōn" ("spirit" or "minor deity", used by extension to mean one's lot or fortune). Although popular usage of the term happiness refers to a state of mind, related to joy or pleasure, eudaimonia rarely has such connotations, and the less subjective "human flourishing" is often preferred as a translation.
L’eudémonisme (du grec eudaimonia, « bonheur ») est donc une doctrine posant comme principe que le bonheur est le but de la vie humaine. Le bonheur n'est pas perçu comme opposé à la raison, il en est la finalité naturelle.
Pour Aristote « Le bonheur est un principe ; c’est pour l’atteindre que nous accomplissons tous les autres actes ; il est bien le génie de nos motivations. »
S'opposant aux morales qui estiment que l'homme doit rechercher d'autres valeurs que le bonheur (la vérité, la justice, la sainteté par l’exercice des vertus…), l'eudémonisme (puisque c’est bien la traduction en français) qualifie les doctrines éthiques qui font du bonheur la valeur suprême et le critère ultime de choix des actions humaines : Aristote, Épicure, Montaigne, Spinoza, Diderot… L'eudémonisme se fonde sur une confiance générale en l'homme qui reste la clé irremplaçable de l'humanisme. La doctrine se concentre sur cette seule chance d'épanouissement que constitue la vie terrestre et c'est par conséquent à la réussite de cette vie, au bonheur immédiat ou rationalisé sur un temps long, tant au sien qu'à celui d'autrui, qu'elle consacre logiquement l'essentiel de son effort.
Ca commence fort is not ?
Je continue ?
Parmi les plus connus, l'aristotélisme est un eudémonisme intellectualiste qui place le bonheur dans la satisfaction liée à la contemplation de la vérité par l'esprit. (On est loin mais à des lieues de Ségala avec ses montres Rollex bling bling ça rassure). L'épicurisme est un eudémonisme hédoniste qui place le bonheur dans le plaisir sensible du corps mais il repose également sur la pratique de la philosophie, seul moyen de libérer l'âme de ses tourments et d'atteindre la sérénité et l'amitié.
Le spinozisme est un eudémonisme qui place le bonheur dans la joie de comprendre la nature, l'amour de soi et du monde et la puissance de la raison qui permet de vivre libre des passions.
Là où ça devient intéressant, c’est dans le chapitre consacré à : « Eudémonisme et désir »
Contrairement à l'hédonisme, doctrine de Calliclès, personnage du Gorgias de Platon, qui soutient qu'il faut céder à tous ses désirs et en réaliser le plus possible à n'importe quel prix, l'eudémonisme soutient qu'il faut choisir les désirs que l'ont veut combler pour être heureux. Les eudémonistes jugent les désirs comme des manques, des frustrations, ils iront d'ailleurs jusqu'à comparer la thèse des hédonistes au supplice des Danaïdes condamnées à remplir des tonneaux sans fond : l'hédoniste en ne sélectionnant aucunement ses désirs et en les accumulant, accumule les tonneaux comme une fuite en avant ne pouvant aboutir au bonheur.
En revanche l'eudémoniste, lui, sélectionne ses tonneaux et peut en jouir.
C’est la théorie des petits plaisirs comme le premier verre de bière de Paul Wilson qui est donc eudémoniste !
Les eudémonistes les plus radicaux, les Bouddhistes diront que pour atteindre le Nirvana seul l'homme parvenant à se défaire de tous désirs pourra être pleinement heureux. Pour arriver à cela, il faut bien comprendre la nature véritable de tout objet de désir, de tout phénomène. Cette nature véritable est vacuité, c'est-à-dire, que tout objet, tout être est soumis à l'impermanence et n'existe qu'en interdépendance avec le reste de l'univers. Donc, l'objet de désir n'a pas de réalité en soi, pas de réalité intrinsèque.
Ma collection de papillons par exemple n’a pas de valeur en tant que telle. La responsable des achats chez Deyrolles a donc raison. Allons-y, commençons à méditer (il serait temps de sortir des toilettes quelqu’un frappe à la porte ce ne peut qu’être Anne qui veut lire « Elle »).
-« je me repends de vous avoir traitée de garce » (bien qu’elle en soit une authentique). (Vous voyez, je ne suis qu’un débutant. C’est très dur de devenir eudémoniste radical).
Je poursuis :
-« Je disparaîtrai nu comme je suis apparu, et je pense substituer à cette collection de papillons vieillissante ce modeste bouquin, qui a l’avantage de pouvoir être totalement dématérialisé dans une simple clé USB, d’être distribué sur un simple CDRom ; voire sur mon blog "mesamispapillons", et donc n’a aucune valeur intrinsèque non plus, ni ne doit ni ne va consommer aucune ressource fossile susceptible d’être valorisée à des fins plus utiles. »
C’est ça ; j’ai un peu de mal à croire mes propres élucubrations, mais cette recherche m’épuise et du coup m’empêche de faire des bêtises. Par exemple de sortir et d’aller acheter n’importe quoi d’inutile chez Leclerc ou pire à la FNAC par exemple.
Car un intérêt essentiel à ces réflexions intérieures, est que ça ne coûte rien ni à moi ni aux autres.
Bon, j’arrête là ma démonstration ; moi je suis en réalité rompu à ces exercices, depuis le temps que je m’exerce à la sagesse, qui est une autre façon de parvenir à la même sérénité. Quand on a terminé, ce qui demande quand-même un certain temps (et c’est pour cette seule raison que la durée de la vie augmente, Dieu ayant intégré le fait que nous avions besoin de davantage de temps qu’avant puisque nous étions plus sollicités par la vanité du monde) on arrive au stade décrit mille fois dans les bouquins, de l’accomplissement. Alors le sourire de Bouddha s’inscrit sur nos lèvres, et nous pouvons jouir de la béatitude suprême.
Tout ça étant d’autant plus fort que nous ne recourons plus aux ressources matérielles, but indirect cependant recherché.
C’est sûr : si c’est à votre serviteur qu’on demandait d’expliquer à nos contemporains la « croissance zéro », il y aurait plus de chance qu’ils comprennent, plutôt que de les inonder de la pub conçue par Ségala pour faire boire du coca aux gosses quand l’eau du robinet suffit largement à les désaltérer.
Alors Linné a-t-il nommé un papillon Eudaemonia, tel était vous vous en souvenez notre quête initiale ?
Un moment, je recherche sur le web…..
J’ai beaucoup de mal à trouver, car il est difficile naturellement de trouver le bonheur. Ce doit être un papillon hyper-rare, si du moins il existe… existe-t-il vraiment ?
…….. OUI, il existe !
Mais ce n’est pas Linné qui le décrit : il n’a pas osé. C’est un entomologiste qui se nomme Fabricius en 1781. Il va falloir en savoir plus sur ce monsieur qui a trouvé le bonheur. Et son papillon, il l’a nommé Eudaemonia Argus. Vraiment ce n’est pas facile d’obtenir même une courte description : le bonheur se cache, se fait vraiment discret. Il est modeste et les photos sont rares. Remarquez, c’est ce qui fait l’intérêt de cette recherche. S’il était commun, il aurait moins d’intérêt. Et on n’en serait pas en pleine crise morale à aller fouiller chez les grecs ou consulter le Dalaï Lama ! A fouiller dans tous les coins, dans tous les livres, et sur tous les continents.
Je finis par trouver : Fabricius, 1781 / Species Insectorum Exhibentes Eorum Differentia Specifica, Synonyma Auctorum, Loca Natalia, Metamorphosin Adiectis, Observationibus, Descriptionubs. Volume 2 Spec. Ins., 2: 517pp : 1-494 (1781) 495-514 (appendix), 515-517 (index) ([1782]). Mais où vais-je trouver son bouquin ?
Ah, autre chose. Après Fabricius qui avait un nom latin peut-être est-ce un italien, il y a un allemand. Hübner. Pas de prénom. Il y a eu s’agissant d’entomologie un rayonnement mondial des allemands, qui avec leur sens inné de l’observation, sont doués pour la chasse et l’identification des papillons. Il propose d’ailleurs en 1819 un synonyme : Bombyx Argus ! Ah mais, avec cette banalisation, Hübner nous torpille Fabricius, et nous supprime le bonheur, de quoi se mêle-t-il ? Je comprends : il préfère boire des litres de bière à la fête annuelle de Munich. C’est vrai qu’il y a des tas de gens pour y trouver la sérénité la nuit qui suit les libations. J'ai le souvenir personnel d'avoir pissé des litres de bière à la fête du même nom à Munich, et c'est vrai qu'on éprouve un soulagement physique proche du bonheur mais ce n'est quand-même pas le bonheur.
En tous cas, il s’agit d’un papillon de nuit africain. De la partie ouest qui borde l’océan atlantique. Au Togo. Bonne nouvelle, le bonheur habite dans un pays africain ; il n’a donc pas de rapport avec la société de consommation, nous voilà rassurés. Il ressemble un peu à un saturnide, mais ses ocelles ne sont pas vraiment des ocelles. Et sont fichues n’importe comment. Aux postérieures, il arbore deux vraiment très grandes queues comme celles d’Argema mitrei bien connu à Madagascar.
Ah, j’en trouve un autre : il n’est plus Argus, mais Trogophylla. Ah non, c’est une erreur, c’est un Eustera du Gabon. Le bonheur de gît pas au Gabon. Ils se ressemblent quand-même. Parfois un bonheur peut en cacher un autre. Mais non, ce n’est pas ça même s’il possède une queue aux ailes postérieures.
Et puis, à force de chercher, je découvre Eudaemonia semiramis, qui a été nommé par deux copieurs : Godman & Salvin, 1886, Biol. centr.-amer., Lep. Heterocera 1:187. Le papillon vit au Mexique, Equateur, et Guatemala. Je ne risquais pas de l’avoir dans ma collection. J’ai bien fait de la limiter à la vieille Europe. La nana de Deyrolles est vraiment la plus forte : ma collection ne fait pas le bonheur.
Je ressens comme une certaine déception ; je suis, je vous avoue, décontenancé.
J’aurais aimé le bonheur resplendissant. Avec des yeux gais ; avec un sourire béat quelque part. Il aurait pu être asiatique. Nous révéler un bouddha-papillon. Un peu enveloppé, après avoir fait le tour des nourritures terrestres. Avec de l’or, des éclats violets, ou métalliques. Il y aurait eu un signe de puissance. De richesse. Une nana voyante, une ex-mannequin évidemment. Vous voyez à qui je pense ? Enfin quelque chose de fun quoi ! à la mode ; contemporain ; qui nous aurait éclatés ! Que dis-je : déchirés !
Et je tombe sur ça :
la photo a été prise sur un drap lors d'une chasse nocturne : cela explique les petites mouches présentes tout autour |
on ne voyait pas le bonheur comme ça !
il est tout simple... presque banal....
il est tout simple... presque banal....
(c’est pour ça qu’on passe tout le temps à côté !)